Chronique d'un épuisement
- lescalierdelf
- 28 avr.
- 4 min de lecture

Il est 10h, peut être 9h30. En Polynésie, c’est tard. On se lève plutôt vers 5h du matin. Alors, la soirée se termine plutôt vers 8h30. Mais nous sommes réveillées toutes les deux. Et nous profitons de la soirée. Je suis en vacances, Elle est en week-end. Enfin, en week-end de son premier travail. Demain, ce sera le deuxième et le troisième. Mais là, on est tranquille, on boit notre petite bière.
Le téléphone sonne. C’est Lui. Il pleure. Il raconte qu’ils ont été à la pêche. Son patron, un américain fortuné et ses invités ont eu envie d’aller à la pêche en fin d’après midi. On ne va pas à la pêche en fin d'après-midi. Enfin, il me semble que, toutes les années que j'ai vécue en Polynésie et qu'Il est parti à la pêche, jamais ça n'a été en fin d'après-midi.
Ils viennent de rentrer. Le propriétaire est parti faire la fête avec les invités de son motu privé. Il est tout seul sur la plage. Il écaille les poissons. Ils ont bu bien sûr. C’est les vacances pour ces touristes, c’est la fête. Et Il faut aussi que le Polynésien participe. Il est là pour faire couleur locale, pour faire peau locale, pour faire chair locale. Chair à touriste comme on fait chair à canon. Il doit donner de son corps pour que le rêve de ce millionnaire américain vaille plus que celui des ces petits riches qui vont seulement dans les hôtels 5 étoiles. Lui, il a acheté le motu et les polynésiens qui vont dessus et il paye (très bien) pour fabriquer son rêve polynésien, plus vrai que vrai. Plus faux que nature. Jugement.
Lui, il a aussi son rêve. Il habite dans cette île, dans une maison, qu’il a construit de ses mains, pour le vivre, à fond ce rêve, comme dans sa tête. Il dit souvent cette phrase« C’est dans ma tête ». Vision. Création. Alors, il lui a offert la pêche, à l'américain, miraculeuse. C'est un excellent pêcheur.
Mais là, Il pleure. Sans doute la fatigue, l’alcool. Peut être une immense tristesse. Ou une colère qui ne trouve pas à se dire ? Moi je me dis que c’est la rage d’un immense malentendu : ces touristes vont à la pêche mais ils s’en foutent du poisson. C’est une activité de loisir, un passe-temps. Alors Il est seul sur la plage à écailler son poisson. Il est tard. Demain, il faudra se lever tôt. L'alcool ajoute à la fatigue mais peut être qu'elle en diminue la sensation. Il s'occupe du poisson parce qu'il le faut, Cette belle pêche finira à l’eau ou pourrie dans un coin si les poissons ne sont pas vidés et écaillés tout de suite. C’est impossible pour lui, un pêcheur, un homme de Polynésie, de laisser ce poisson comme ça. Une hérésie. Un scandale. Une insulte.
Ses pleurs m’énervent. J’ai envie de prendre le téléphone et de lui dire : « Mais barre toi de là ! Tu vois pas que ces gens t’exploitent ! Qu’ils exploitent ton rêve ! Ton fenua ! Qu’ils se servent de toi !»
Mais je ne le fais. Qui suis-je pour dire ça ? Est-ce que je comprends vraiment ? Il m’a déjà dit, "l’américain paye très bien". Et Ils ont besoin de l’argent pour leurs projets. Il dit aussi que l’américain est son ami.
Moi je pense que cet américain est cynique. J’en fais le pari. Je l’ai vu à son arrivée à l’aéroport : Il parade, il règne. Il avait le visage fermé, pas le sourire du gars heureux d'être là, plutôt l'attitude du gars qui sait qu'on le regarde. Je crois bien qu'il a eu un petit regard autour, rapide. Pour vérifier qu’on le voit ? J'ai gardé l'image d'un petit mec bronzé, un peu beau gosse.
Lui, il avait mis une tenue spéciale pour accueillir cet américain (Son ami ? Son boss ?). Paréo et dent de requin. Elle, elle avait fait les colliers de fleurs. Je lui ai demandé si c'était rémunéré. Elle a dit que non. Ou peut être que c'est elle qui a fait remarqué que c'était pas rémunéré. Je crois me souvenir qu'elle n'était pas dupe mais qu'elle l'a fait quand même. Parce que c'est normal : c’est comme ça qu’on accueille en Polynésie. Moi je me demande : "c’est quoi qu’on accueille là ? "
Elle a dit qu’Il était beau. Le mot « folklore" m'est venu en tête, péjoratif. Je crois que c'est l'attitude de ce type, le boss-qui-joue-les-amis, qui m'a amené à penser ça. Ou peut être est-ce parce que je ne l'avais jamais vu, Lui, ni personne d'ailleurs, s'habiller ainsi pour d'autres accueil. Mais j’ai vu comme ils semblaient heureux tous les deux, comment ce que je voyais, ils ne semblaient pas le voir de la même façon. Je n’ai rien dit. Qu’est -ce que j’y comprends, moi, à tout ça ?
Ce qui est sûr, c’est que pour Eux, c’était pas du folklore. C’est pour de vrai. C’est leur histoire à eux, aussi un peu leur rêve à eux. Et ils travaillent durs pour le réaliser. Très dur. 3 boulots chacun. Des semaines sans dimanche, le jour, la nuit. Jusqu’à l’épuisement. Je crains que ce soit jusqu’à l’épuisement.
L'autre, l'américain, je lui en veux. Capitaliste averti, il sait jouer du porte-monnaie, je l’ouvre, je le ferme, mais aussi des sentiments humains « tu veux me donner ? « Donne, mais je ne t’ai rien demandé, de quoi tu te plains ? » Un salaud. Un vrai.
Et Lui, ce soir, Il pleure. Elle lui dit d’aller dormir, qu’il est fatigué, qu’il va se faire mal demain s’il ne dort pas. Elle soupire. Elle s’inquiète. Ça arrive de plus en plus souvent ces appels, tard, en pleurs. Elle hausse, baisse le ton. Elle tente de le convaincre.
Je quitte la pièce. Tout ça me révolte, m’écœure . Je m’en vais parce que je le sens, je lui en veux à Lui maintenant. Je juge alors que je ne comprends sans doute rien. Je juge pour me protéger du malaise profond que je ressens : je suis impuissante à les aider.
Toute cette folie m’épuise.
Delphine Galot dite Miri, Janvier 2021
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